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L’importance du jeu

L’importance du jeu

Les enfants ont l’avantage pratique de ne pas laisser les contrariétés ou les aléas de l’existence entraver leur imagination : un canapé se muera ainsi sous leurs yeux en un vaisseau spatial ingénieux à bord duquel s’élancer confortablement vers les galaxies voisines, là où un jardin insignifiant sera le terrain idéal pour un nouveau type de restaurant proposant des associations culinaires insolites. Ils sauront enfin estimer un frère ou une sœur et déceler en elle le courage, la discipline et la détermination d’un.e futur.e chef d’État capable de remettre le pays sur les rails et de réinventer la politique.

Les enfants ne se soucient pas d’aspects pratiques lorsqu’ils imaginent un nouveau projet ou émettent une idée originale : ils en comprennent l’essence et s’affairent à ébaucher les grandes lignes de leurs plans. Ils ne possèdent ni cette défiance prudente qu’éprouvent les adultes attachés aux conventions face aux idées novatrices, ni cette soumission aux nombreuses objections empêchant que ceci ou cela soit entrepris et ne viennent troubler l’immobilisme morose.

Les jeunes enfants pressentent – souvent à juste titre – que ces aspects pratiques peuvent généralement être résolus au fil du temps, là où la création provient d’une vision. Combien de grandes prouesses ont-elles longtemps germé dans l’esprit d’inventeurs, de politiciens, d’artistes et de scientifiques célèbres ? Ces idées devaient d’abord être imaginées par un esprit fertile, confiant et intrépide, un esprit qui ne s’arrêterait pas à des coûts trop élevés, aux réserves de partenaires frileux, ou encore à des lois conservatrices.

Prenez l’exemple de l’aviation. La révolution technique du tout premier vol motorisé fut certes le fruit d’un travail de longue haleine sur la forme des ailes, les moteurs à essence et les trains d’atterrissage. Il est toutefois probable que l’imagination ait joué un rôle non moins équivalent : pour concevoir un avion, il a fallu le rêver. Nous devons le gros de cet effort d’imagination à des précurseurs aux idées fantaisistes ayant vécu au XIX siècle, époque dorée des rêveries technologiques où de grands enfants utopistes ont imaginé des engins merveilleux plus lourds que l’air parcourir le ciel de ville en ville… bien avant que rejoindre New York depuis Paris en seulement quelques heures ne devienne réalité.

Albert Robida, Leaving the Opera in the Year 2000, 1902
J. Xaudaro, Concorde avant Concorde, 1920 : Grâce à l’express aérien, New York ne sera plus qu’à une heure et demie de Paris. Prix du voyage : 1 000 dollars.

Ces pionniers de la technologie ont également imaginé le courrier électronique, les sous-marins, les tunnels trans-canaux, les aspirateurs, les téléphones portables et l’enseignement numérique. C’est un hommage à l’ampleur de leurs ambitions si la réalité tarde encore à rattraper leurs idées sur les jetpacks et les pompiers ailés.

Les enfants n’ont pas seulement des choses à nous apprendre en s’amusant à imaginer l’avenir. Ils sont également très doués pour se créer des amis imaginaires. La réalité n’est pas toujours en mesure de nous fournir le type de personnes dont nous avons besoin pour nous sentir compris et réconfortés. Ce que nous avons envie d’entendre et le type d’interactions dont nous avons besoin ne sont pas toujours possibles dans les conditions délicates d’un foyer classique. Mais cela freine rarement les enfants. Ils s’accrochent ingénieusement à un prometteur morceau de tissu de trente centimètres et à un morceau de peluche avec des yeux en forme de boutons et décident que c’est l’ami qu’ils ont toujours souhaité et qu’ils méritent : quelqu’un qui peut comprendre leurs chagrins, qui aura des choses réconfortantes à dire quand ils sont confus, qui voudra prendre le thé avec eux la nuit et qui sera toujours, toujours prêt pour un câlin.

Cet ours en peluche, conservé dans la collection de peluches du Victoria and Albert Museum de Londres, s’appelle Little Tommy Tittlemouse. Il était le compagnon très apprécié du donateur, M. J. H. B. Gowan. Il a continué à envoyer des cartes d’anniversaire à son “fils” après avoir donné l’ours au V&A en 1965. Cette tradition n’a pris fin qu’avec sa mort. L’anniversaire de Tommy est le 24 novembre et le V&A continue de recevoir des cartes pour Tommy du monde entier.

Plus tard, ils peuvent découvrir les livres et tenter une démarche similaire. Ces soi-disant rats de bibliothèque apprennent à se sentir liés à une personne qui peut être morte en 1420 de notre ère ou en 300 avant J.-C. et qui leur dit des choses importantes avec une fraîcheur et une clarté que personne dans leur entourage ne peut égaler. Ils prennent l’habitude de transporter cet ami dans un sac où qu’ils aillent, et ne se soucient pas que ses coins soient sales ou que ses pages soient tachées. Ils se couchent tard avec cet “ami” et peuvent pleurer devant une attitude tendre et compréhensive qui semble si éloignée de ce qu’ils reçoivent de leurs propres connaissances. Quelques-uns de ces enfants deviennent même écrivains et confient un jour à une page ce qu’ils ont du mal à exprimer aux autres en personne – une version adulte du geste qu’ils ont pu faire dans leur enfance, lorsque leur ourson effiloché écoutait patiemment leurs contrariétés. Les librairies, les magasins de jouets des grandes personnes, finissent par devenir des lieux où nos déceptions vis-à-vis des autres peuvent être médiatisées et rachetées, et où les amis que nous n’avons pas trouvés dans la vie peuvent être sécurisés par le jeu des adultes que nous appelons sobrement “littérature”.

La position idéale du jeu dans la vie a été explorée pour la première fois par les Grecs anciens. Parmi tous leurs dieux, deux leur tenaient particulièrement à cœur. Le premier était Apollon, dieu de la raison et de la sagesse. Il était chargé de la patience, de la minutie, du devoir et de la pensée logique. Il régissait les aspects du gouvernement, du commerce et de ce que nous appellerions aujourd’hui la science. Mais il y avait un autre dieu important, un personnage diamétralement opposé que les Grecs appelaient Dionysos. Il était associé à l’imagination, à l’impatience, au chaos, à l’émotion, à l’instinct – et au jeu. Le “dionysiaque” implique le rêve, la libération et le relâchement des règles strictes de la raison. Il est important de noter que les Grecs ne pensaient pas qu’une vie pouvait être complète sans une combinaison de ces deux figures. Apollon et Dionysos avaient tous deux leur mot à dire sur la vie des hommes, et chacun d’eux pouvait engendrer des esprits dangereusement déséquilibrés en cas de prédominance sans partage.

Lorsque les enfants nous ont poussés à la limite de la raison avec leurs jeux (avec leur cortège de cris, de folies, de canapés détruits et de potions collantes), nous devons garder à l’esprit à quel point nous, gardiens fatigués d’Apollon, sommes redevables à tous les jeunes disciples de Dionysos et à leur appel permanent à tordre la réalité dans le sens de nos rêves.

By The School of Life

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