12/03/2019
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Libre de Quoi ?
Une des raisons qui pourrait expliquer pourquoi l’âge adulte est plus morose que ce à quoi nous nous attendions, est le fait que nos années de formation furent construites et modelées par la clé de voûte de l’obéissance. Au cours de l’enfance, il semble évident que grandir nous éloignera de la montagne de devoirs déplaisants qui nous sont imposés par des figures d’autorité péremptoire. Personne ne nous a jamais demandé si nous avions un quelconque intérêt à l’étude des angles d’un triangle ou en la nature d’un volt, nous devions exécuter sans discuter. Nos journées, et une bonne partie de nos soirées et de nos week-ends, se plient à un emploi du temps élaboré par des personnes pour qui notre bonheur est, au mieux, un concept abstrait. Assis à notre bureau, nous étudions les vers de Victor Hugo et les propriétés chimiques de l’Hélium – et nous faisons de notre mieux pour nous convaincre que notre ennui, voire notre désintérêt, sont une faute de notre part.
Nous avons ensuite tendance à appliquer cette attitude dans notre découverte du reste du monde, adulte. Nous présumons que ce que nous désirons particulièrement n’est pas important.. Nous choisissons une carrière en pensant que c’est – dans l’opinion des autres- la bonne chose à faire. En soirée, nous pourrons ainsi répondre à la fameuse question « Que fais-tu dans la vie ? », par un titre qui impressionne et qui ne se discute pas. Et pendant ce temps, nous apprenons à concevoir la liberté comme désirable, mais absurde. Nous serons libres le jour où nous n’aurons rien d’autres à faire : le samedi matin, ou quand nous serons à la retraite, par exemple
Ce faisant, nous affinons notre aptitude à rationaliser nos frustrations et nos contrariétés. Nous nous disons qu’il n’y a, quoiqu’il en soit, pas d’alternatives. Nous devons nous en tenir au job qui nous ennuie et au mariage qui nous aigrit parce que (selon nous) ce revenu nous est vital, que nos amis seraient trop déçus ou parce que c’est le genre de chose que toute personne comme nous doit faire. Nous devenons des génies pour élaborer des excuses qui justifient notre mécontentement comme étant nécessaire et sain.
Donald Winnicott, un psychanalyste britannique du milieu du XXème siècle, reçut de nombreux patients – souvent des personnes très accomplies et à la réputation prestigieuse – qui vivaient une anxiété aigüe du fait d’être « trop bon ». Ils n’avaient jamais ressenti la liberté et la paix de conscience de pouvoir dire non, de décevoir et de ne pas faire ce qui leur était demandé. Selon lui, ceci est en grande partie dû à la réaction apeurée de leurs parents qui voyaient l’expression authentique d’émotions comme une insurrection menaçante à étouffer. Winnicott suggéra qu’une bonne santé mentale ne pouvait être retrouvée qu’à condition de contrecarrer cette tendance à se soumettre trop vite – et trop docilement – aux préférences d’autrui, y compris à celles des personnes qui prétendent tenir à cœur notre intérêt. Selon la vision de Winnicott, « mal-faire » ne devrait pas être associé au fait d’enfreindre la loi ou d’être agressif. Nous ferions mieux de l’enrichir d’un aspect salutaire lié au fait de se donner la permission de faire quelque chose sur la simple base que nous avons un sincère désire de l’explorer, de la tenter ; qu’importe ce qu’autrui pourrait en dire. Cette « transgression » serait fondée sur la décision perspicace et judicieuse qu’autrui ne peut pas être le gardien de notre existence, puisque sa conception de ce qui est acceptable, convenable et bon n’est en rien causée par une bonne compréhension de nos besoins, uniques.
Nous avons tendance à fantasmer la liberté, nous l’imaginons comme le contraire ou l’absence de travail, ou comme un potentiel infini de voyages exotiques. Or, lorsque nous creusons un peu, la liberté apparait davantage comme un rapport aux attentes que les autres ont de nous. Pourtant, nous pourrions, très librement, travailler ardûment ou rester à la maison pendant les vacances. Le facteur déterminant est la responsabilité que nous ressentons de ne pas décevoir, attrister ou perturber autrui en procédant de la sorte. Bien sûr, être libre des attentes d’autrui ne veut pas dire prendre plaisir à contrarier incessamment. Mais nous devrions apprendre à vivre avec l’idée que nos choix ne rencontrent pas forcément l’approbation de tous. En soirée, nous pourrions alors prendre le risque de ne pas impressionner qui que ce soit avec un titre pompeux sur notre fonction, voire de heurter l’opinion d’autrui avec notre collocation non-orthodoxe, notre relation bancale, ou avec nos opinions décalées. Mais cela nous est bien égal, une fois que l’on est affranchi. Notre idée du sens de notre vie n’est plus autant corrélée avec ce que les autres attendent de nous. Être libre c’est, au final, d’être dévoué – de manière parfois difficile – à répondre à nos propres attentes.